Tribune | Les musiciens sont-ils « juste » des musiciens ?

Précédemment en charge du dispositif Jazz Migration du réseau AJC, Tiphanie Moreau a pu suivre les différentes étapes clefs qui construisent le parcours des artistes. Sa proximité avec le cheminement des musicien·nes francais·es lui faisait à l'époque poser un constat : malgré son exception culturelle, le modèle français oublie de préparer les artistes à la gestion globale de leur carrière artistique. 

L’image que l’on se fait du monde culturel en France est souvent celle d’un secteur ultra organisé : un système de subvention avec plusieurs guichets, une institution forte et impliquée dans la carrière des musiciens, un réseau important de lieux de diffusion de la musique, y compris pour nos musiques. C’est-à-dire des musiques non commerciales, aventureuses et exigeantes, qui ne remplissent pas les salles. Et qui grâce aux subventions, n’ont pas besoin de remplir pour avoir leur place dans le paysage culturel. Une chance pour nos jeunes musiciens !

Et pourtant, les musiciens émergents de la scène du jazz et des musiques improvisées français (entendons par émergents les musiciens jusqu’à 35/40 ans), ne sont pas plus armés, contrairement à ce que l’on pourrait croire, que leurs collègues européens pour la structuration de leur carrière, au contraire ! 

Dans certains pays où les musiciens ont le statut d’autoentrepreneurs par exemple, les étudiants apprennent aussi à organiser leur vie de musicien : communiquer, se vendre, connaître ses droits et ses obligations administratives, etc. Cet aspect de leur future carrière est intégré à leur apprentissage car c’est un passage obligé. Ce qu’ont complètement intégré les musiciens du secteur des musiques actuelles !

En France pendant longtemps (cela commence à changer de nos jours, mais à la marge) l’enseignement dans les conservatoires et les écoles de musique se cantonne à la pratique de la musique et de l’instrument, à la technique de composition etc. – et il faut dire que l’exigence de la formation est telle que, souvent, l’étudiant n’a pas le temps (ni la maturité d’ailleurs) de se questionner sur sa future structuration. Et après tout, pourquoi se préoccuper de compétences qu’on pourra déléguer aux autres dès la sortie de l’école ?

En effet, les jeunes musiciens pensent encore souvent que, comme leurs prédécesseurs qui ont connu « l’âge d’or » du jazz, il suffit d’être talentueux pour réussir, qu’ils trouveront un agent rapidement qui fera tout ce travail d’administration et de prospection.

En effet, les jeunes musiciens pensent encore souvent que, comme leurs prédécesseurs qui ont connu « l’âge d’or » du jazz, il suffit d’être talentueux pour réussir, qu’ils trouveront un agent rapidement qui fera tout ce travail d’administration et de prospection. Or, à une époque où beaucoup de musiciens talentueux arrivent sur le marché tous les ans, et où il y a de moins en moins de lieux de diffusion pouvant se permettre de programmer ces musiques, il est indispensable, du moins dans un premier temps, de savoir gérer sa carrière seul – si on souhaite développer ses projets bien entendu ! On peut aussi bien faire sa carrière comme sidewoman ou sideman et ne pas avoir besoin de se structurer. 

Ne soyons pas naïf : il y a malheureusement très peu d’entourage professionnel dans le secteur des musiques improvisées, en particulier pour les musiciens émergents. Vendre un jeune groupe n’est pas ce qui rapporte à court terme, et les agents doivent eux aussi se battre pour vivre de leur métier. Il est très rare de signer chez un tourneur en début de carrière. 

L’autre solution est de créer soi-même le poste de chargé de diffusion/administration/production. Quand une jeune compagnie peut investir un peu d’argent pour payer un permanent, ce dernier est souvent débutant, doit être formé, et s’il parvient à s’accrocher, il finit souvent par partir pour une entreprise qui le rémunérera mieux, laissant le musicien seul avec ses dossiers et son manque de compétences. 

Aujourd’hui, les musiciens sont des musiciens-entrepreneurs :  ils sont les patrons officieux d’une toute toute petite PME, et doivent alors connaître tous les rouages pour mener à bien leur projet : diffuser son projet et l’administrer, respecter le droit, manager son équipe, aussi bien les musiciens (à un endroit où la frontière entre relations professionnelles et amicales sont souvent floues) que les permanents. Ils doivent aussi s’avoir s’adresser à des financeurs, des promoteurs….

De plus en plus, ils deviennent également programmateurs, organisant des concerts, s’invitant tour à tour entre collectifs, parfois à l’échelle internationale (Match and Fuse, Collisions Collectives…).

Attention, il n’est pas question que les musiciens deviennent des super-entrepreneurs qui n’auraient plus besoin d’équipe ; l’apprentissage de ces compétences ne peut être que bénéfique au secteur. En effet une fois leur projet développé, et prêt à passer dans les mains d’une équipe professionnelle (agent, chargé de communication, administrateur, etc.), il est important que le porteur de projet connaisse le quotidien de ces métiers, pour mieux travailler avec eux. Un agent prendra plus facilement dans son catalogue un musicien qui semble solide, qu’un musicien éparpillé, qui n’a pas d’outils, qui n’est pas de confiance. 

Il y a de nombreux showcases et tremplins qui font rêver les musiciens, et auxquels ils s’empressent de postuler. Est-ce vraiment utile d’y participer si on n’est pas préparé pour mettre à profit cette opportunité unique de se produire devant un parterre de professionnel ?

C’est pourquoi, en attendant que les conservatoires et écoles de musique s’emparent complètement de ce sujet, il est nécessaire que des dispositifs d’accompagnement existent pour prendre le relai sur cette question. Que ce soit auprès de groupes (Jazz Migration) ou auprès d’individus (Take Five), ces programmes d’accompagnement permettent de combler un manque certain dans la formation des musiciens. 

La prochaine étape serait tout naturellement de développer un dispositif à échelle européenne, qui permettrait de sélectionner des musiciens ou des groupes aux line-ups internationaux provenant de plusieurs pays. Les musiciens sont aujourd’hui beaucoup plus mobiles qu’avant, et la composition des groupes évolue. 

De plus, le terrain de jeu de la diffusion ne peut se limiter aux frontières d’un seul pays, même pour un pays vaste comme la France. Un dispositif porté à l’échelle européenne permettra d’associer les différents acteurs qui accompagnent ces musiciens, afin de mieux répondre à leurs besoins.