Bilan carbone | Le Périscope mesure l’impact de son activité

Dans son texte Urgence Climatique, la Culture mise en Action, Chiara Badiali de l’organisation britannique Julie’s Bicycle, encourage la communauté du Jazz à mettre la question environnementale et climatique au cœur de ses préoccupations, et à penser en termes de grands changements. C’est à cette tâche ardue mais nécessaire que s’est attelé Le Périscope, salle aux multiples activités autour des musiques innovantes située au cœur de Lyon ; avec pour objectif d’expérimenter et de « modéliser » ce que pourrait être un secteur du Jazz et des musiques improvisées à faible émission de carbone, et de mettre cet écosystème en mouvement face à l’urgence climatique.

La notion de bilan carbone était il y a encore quelques années quasi étrangère au vocabulaire de l’industrie musicale. A l’inverse, certaines structures souhaitent aujourd’hui faire réaliser leur bilan carbone pour « compenser » et pouvoir communiquer sur leur neutralité carbone. Si l’on peut certes y voir un signal positif sur la prise en compte de ses enjeux par les acteur·rices du secteur musical et culturel en général, cet engouement n’est pas sans poser des questions sur la compréhension de cet outil (car c’en est un) et sur les choix méthodologiques opérés.

Revenons donc aux fondamentaux. De manière très simple, un bilan carbone est une méthodologie qui permet de mesurer les émissions de gaz à effet de serre, autrement dit l’impact sur le changement climatique, d’une entreprise, d’un produit, d’un événement, d’une collectivité, d’un pays, d’un festival, d’une salle de spectacle, etc. En France, cette méthodologie a été publiée par l’ADEME en 2004. Elle prend en compte l’ensemble des gaz à effet de serre définis par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) pour l’ensemble de ses flux, et ses champs d’application sont divisés en 3 catégories d’émissions appelées Scope 1, 2 et 3 (ou émissions de la « chaîne de valeur »).


SCOPE 1Emissions provenant des actifs détenus ou exploités, p.ex. chauffage au fioul, chaudière à gaz, véhicules appartenant à la structure, générateurs, etc.
SCOPE 2Emissions provenant de l’énergie que vous achetez (qui est produite ailleurs), par exemple l’électricité.
SCOPE 3Voyages professionnels, biens, services achetés, transport et distribution, alimentation, traitement des déchets, investissements, déplacements des publics, etc.

Un certain nombre de bilans carbone sont simplifiés, c’est-à-dire qu’ils se concentrent sur la notion de responsabilité des émissions, en évacuant tout ou partie des émissions du Scope 3. Or l’intérêt et la pertinence d’identifier et de prendre en compte l’ensemble de ces champs d’application est multiple. Dans un processus de transition, une évaluation globale des émissions de GES et l’implication des parties prenantes en amont et en aval permettra d’identifier un plus grand nombre d’actions de réduction à mettre en place. Si l’on évacue l’amont et l’aval, c’est-à-dire les flux dont l’activité est dépendante, le résultat obtenu risque d’être très réducteur.

La question à se poser pour identifier les flux à intégrer est la suivante : mon activité est-elle inchangée si je retire tel ou tel flux ? Pour une salle de spectacle, l’activité sera-t ’elle significativement impactée si je retire le flux « déplacement des artistes » ou « déplacement des publics » ? Si on en doutait encore, il semblerait que les confinements successifs que nous venons de vivre ont répondu clairement à cette question…

Le Périscope a donc fait le choix de se concentrer sur la question carbone et de se lancer dans cet exercice d’introspection. Au-delà d’un engagement préalable des équipes sur les questions environnementales (gestion des déchets, mutualisation et réparation du matériel, etc.), la réflexion vient de la prise en compte de la responsabilité des structures recevant des financements publics, de la reconnaissance du rôle prescriptif de la culture, ainsi que l’analyse des risques : exposition du fait d’une programmation internationale, augmentation du coût des transports, possible éco-conditionnement des financements, élargissement du cadre législatif du bilan carbone (actuellement obligatoire pour les entreprises de plus de 500 salariés en France métropolitaine et de plus de 250 salariés dans les DOM, les collectivités de plus de 50 000 habitants, les établissements publics de plus de 250 agents et les services de l’État).

Les choix méthodologiques

Pour cela, Le Périscope a rejoint en 2020 la Promotion Climat WeCount aux côtés d’autres structures et entreprises lyonnaises issues de différents secteurs. La startup WeCount a en effet mis en place cette démarche de formation et d’accompagnement collectif à destination de tout type d’entreprise souhaitant mesurer et réduire ses émissions de gaz à effet de serre et accélérer sa transition bas carbone. L’équipe du Périscope a ainsi pu être formée à la réalisation de son bilan carbone, à la définition d’une stratégie climat compatible avec les Accords de Paris et à la mise en place d’un plan d’actions climat à l’aide de la plateforme WeCount.

La méthode reste somme toute assez classique, comprenant une formation aux enjeux carbone, une définition du périmètre, une cartographie des flux et un gros travail de collecte de données qui sont ensuite intégrées à la plateforme. Mais cette Promotion Climat a la particularité de s’appuyer sur une démarche collective, avec notamment des ateliers d’échanges entre pairs, l’intervention de nombreu.ses expert.es et pionnier.es, et de rendre les participant.es autonomes dans la maîtrise et la réalisation de ce bilan.

Cela par exemple été l’occasion pour l’équipe de faire remonter certaines difficultés liées aux spécificités du secteur culturel et des types d’activités qui leur sont propres, et auxquelles le modèle du bilan carbone ne répond pas. Ainsi le Périscope ne propose pas seulement des concerts, mais offre un champ d’activités très large avec des répétitions, des résidences, de l’action culturelle, des ateliers, des coopérations européennes, de l’accompagnement, etc. Cela a amené de nombreux questionnements et échanges lors du choix de l’unité fonctionnelle, qui est la « performance quantifiée d’un système de produits destinée à être utilisée comme unité de référence dans une analyse de cycle de vie » (définition tirée de la Norme ISO 14040:2006). En d’autres termes, c’est l’unité qui par convention se focalise sur les activités principales et permet de comparer des performances entre elles. Ainsi pour un pays, son bilan carbone sera divisé par son nombre d’habitants, afin de pouvoir comparer les pays entre eux. Pour une entreprise, cette unité pourra être le nombre de salarié.es, ou encore son chiffre d’affaires. Pour le Périscope, le nombre de concerts proposés ou encore le nombre de spectateurs ne sont pas des unités fonctionnelles pertinentes puisqu’elles ne reflètent pas l’ensemble des activités. Le choix s’est donc porté sur une unité représentant le nombre de jour de travail / nombre d’artistes accueillis.

Comptabiliser les tournées

Le choix a également été fait d’intégrer les tournées des artistes, qualifiées en tant que « fret amont » sur la plateforme. Pour chaque groupe et/ou artiste accueilli·e au Périscope, l’équipe entre dans un tableur les données kilométriques correspondant au transport AR entre la provenance et la destination ainsi que le transport entre les dates (200km en voiture en moyenne). Le total obtenu est ensuite divisé par le nombre de dates de la tournée.  On pourrait opposer à ce choix l’argument du double-compte : si les artistes ou leurs producteurs/tourneurs comptabilisent eux-mêmes leurs émissions carbones, pourquoi les comptabiliser 2 fois. Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est qu’un double ou même triple compte n’est pas un problème. Un bilan carbone n’est en effet pas un exercice de comptabilité, mais un outil permettant de comprendre ses émissions et dont l’objectif est de savoir si des actions de réductions peuvent être mises en place. De la même manière, il peut être intéressant pour un tourneur de calculer l’impact des ses tournées en intégrant la part de déplacement des publics, comme c’est le cas dans l’exemple ci-dessous tiré du guide Green Touring. Il peut ainsi s’avérer être un outil de coopération intéressant entre programmateurs et producteurs par exemple.

Les résultats

  • Pour l’année 2019, qui constitue son année de référence, le bilan carbone du Périscope est de 61.26TeqCO2, avec les répartitions suivantes
  • Sans surprise, les transports constituent la plus grande source d’émissions des activités annuelles du Périscope, comme c’est le cas pour l’immense majorité des lieux et événements culturels, et du secteur tertiaire en général, avec 66,75% des émissions totales.



Une tendance que l’on retrouve pour les salles de concerts, comme le montre également l’analyse faite par le projet DEMO sur le bilan des émissions des salles participantes (France et Belgique) :

  • Pour le Périscope, la part liée au déplacement des artistes (fret amont) couvre la moitié du total du poste des déplacements. Viennent ensuite les déplacements de publics avec un peu moins de 30% des émissions liées aux déplacements devant les déplacements des équipes (trajets domicile-travail et déplacements professionnels) qui couvrent 20% des déplacements.

En comparaison, pour la salle des 4 écluses à Dunkerque, les déplacements représentent 75% du bilan carbone total, et le déplacement des artistes ne couvre que 5% du total du poste des déplacements.

L’étude DEMO met également en avant le fort impact du déplacement des visiteurs sur le bilan carbone, un fait déjà mis en avant depuis de nombreuses années par l’organisation Julie’s Bicycle, et qui commence à être bien connu par le secteur.

  • Le Périscope est situé en centre-ville, à proximité de la gare, très proche des arrêts de transports en commun, et a un public qui pratique les mobilités douces (vélo, piéton, …). La salle ne dispose pas de parking, et le stationnement est payant aux alentours, avec des tarifs prohibitifs. Autant d’éléments qui peuvent expliquer ce chiffre moins élevé que la moyenne des autres salles. Ces données reposent cependant principalement sur des estimations, et doivent être affinées, notamment à l’aide d’une étude des publics.

Il est important de noter également que si le pourcentage des déplacements artistes s’explique par la programmation internationale, le chiffre relativement bas de la part des déplacements des publics, en creux, rend très important la part déplacement des artistes. Le choix méthodologique de l’intégration de ces déplacements rend également difficile la comparaison avec d’autres salles qui emploient une autre méthode de calcul.

  • L’amortissement des locaux représente 15% des émissions, et c’est une part qui restera telle quelle au cours des prochains bilans. Aucune action ne peut être envisagée sur cette part, puisque personne n’a la main sur elle. La part énergétique (électricité) représente quant à elle un peu moins de 7%, et les équipents (informatique et bureau) une part de 6% du total des émissions. Viennent ensuite l’alimentation avec 3 %, les déchets, leur traitement et les emballages avec un peu moins de 2%.

Le schéma ci-dessous montre la répartition des émissions du Périscope en fonction de sa chaine de valeur, avec les Scope 1 et 2 au cœur, et le Scope 3 en amont et en aval.

Trajectoire et plan d’action

 L’exercice bilan carbone a permis de mettre ces idées au clair, et de trancher sur les décisions à prendre

L’ensemble de ces données obtenues a ensuite donné lieu à la définition d’une trajectoire et un plan d’action pour les émissions de GES correspondantes aux activités du Périscope à l’horizon 2030 dans le respect des accords de Paris. L’équipe avait déjà quelques idées en tête mais l’exercice bilan carbone a permis de mettre ces idées au clair, et de trancher sur les décisions à prendre. 3 scenarios possibles : 1,5°C, Well Below 2°C et 2°C. Le Périscope souhaitait s’aligner sur une trajectoire à 1,5°C, mais une fois les analyses produites, le constat a été fait que ce choix n’était pas réaliste au vu des objectifs qu’il faudrait atteindre, et la trajectoire Well Below 2°C a été choisie, ce qui signifie pour le Périscope une réduction de 27% de la totalité de ses émissions à l’horizon 2030, avec la répartition suivante, et tout en gardant son cœur de métier et la richesse de ses activités et interventions :

AMONTDéplacement des artistes (travail sur les tournées)
Alimentation (végétalisation des repas)
COEUR-28%
Verdir sa consommation (passage à un fournisseur « vert »)
Limitation de la consommation énergétique (rénovation, isolation)
AVAL-28,5%
Déplacements visiteurs et Clients (transports en commun, mobilités douces)
Réduction des déchets

Des ressources collectives

En parallèle à ces actions à court et moyen termes, le Périscope souhaite poursuivre la dynamique collective sur la question carbone insufflée par la Promotion Climat, et entraine ses partenaires avec lui. Tout d’abord, un travail est mené au sein du projet européen Footprints auprès des artistes, des salles et des producteur·rices/agent·es participant·es et sélectionné·es, en organisant des tables-rondes et des ateliers de sensibilisation, mais également en travaillant ensemble à des tournées plus durables, en allongeant leurs durées et en diminuant les distances entre chaque date. Cette mutualisation des tournées avec d’autres salles et/ou festivals est un des leviers qui est également mis en avant par le Shift Project dans son rapport intermédiaire « Décarbonons la Culture »

L’équipe du Périscope a par ailleurs mis en place un questionnaire en interne pour interroger la nécessité des déplacements professionnels et comparer les différents modes de transports possibles.

Le Périscope porte par ailleurs la question carbone au sein du réseau AJC , collectif de 80 diffuseurs (festivals, clubs, scènes labellisées, …) s’engageant également dans différents projets collectifs. Il a pour cela lancé une expérimentation avec 10 structures (8 membres d’AJC et 2 partenaires du projet Footprints : Oslo Jazz Festival et Bimhuis à Amsterdam). Chacune de ces structures effectuera son bilan carbone en suivant la même méthodologie que celui du Périscope, c’est-à-dire en prenant en compte les Scope 1, 2 et 3 et les tournées des artistes pour l’année 2019, ce qui permettra une vision élargie de l’impact du secteur du Jazz et apportera des ordres de grandeurs et une feuille de route commune. Cette étude en cours donnera lieu à une première présentation publique lors de l’événement Jazzra à Clermont-Ferrand fin novembre.

Le Périscope s’est donc lancé dans une expérimentation, il se projette dans le temps et entraine ses partenaires et parties prenantes, en attendant d’entrainer l’ensemble du secteur. Si l’on considère l’industrie musicale dans son ensemble, cela peut sembler une goutte d’eau dans l’océan. Un groupe modeste jouant 30 à 40 concerts dans des salles de petite ou moyenne taille a une empreinte carbone annuelle de plus de 20 tonnes rien qu’en Europe. Comme le met en avant le rapport du Shift Project, un festival en périphérie rassemblant 280 000 personnes sur quatre jours émettra environ 13800 TeqCo2. Mais en démontrant l’importance pour l’industrie de la musique de s’aligner sur une trajectoire bas-carbone, par ses expérimentations et au-delà de la prévention des risques qu’il encourt, le secteur du jazz et des musiques improvisées peut montrer la voie et promouvoir un certain modèle plus frugal et durable.