Sécurité du spectacle : de quoi on parle ?

Perspectives

C’est un moment vaguement déconcertant mais maintenant ritualisé : arrivée au concert ou en festival, un agent de sécurité inspecte le fond de mon sac, une agente palpe brièvement mes poches. Oui, le fond de mon sac est rempli de tampons, ce n'est pas vraiment des armes de guerre, quoique, ah mince j’avais oublié mon couteau suisse et ok je vais vider ma gourde – c’est que de l’eau. À Istanbul en 2018, c’était carrément le sas type aéroport, avec scan des sacs et portique, qui m’attendait dans une grande salle de concert. Il y a quelques années de cela, à Berlin, j’avais dû déposer mon appareil photo et une plaquette de paracétamol dans une boite avant d’entrer dans le club, c’était une politique encore différente, et plus tôt encore dans mes souvenirs, on n’y m’y prenait pas : je planquais des bouteilles de vin entamées dans les fourrées à l’extérieur pour les finir en fin de soirée. 

↓↓↓

Les temps changent ma bonne dame… Vraiment ? Si la sécurité et la musique sont souvent présentées comme deux mondes opposés, ce n’est pas toujours si clair. D’abord, les lieux nocturnes font depuis longtemps l’objet d’une surveillance policière. Mais en interne aussi la sécurité est un enjeu, comme le montrent les exemples cités, mais aussi la présence de « videurs », de « physios », et même l’évolution historique des comportements du public dans les salles : avant le 20e siècle, dans les opéras il criait, se battait, s’en donnait à cœur joie – bien loin des publics disciplinés d’aujourd’hui. Devrait-on faire le parallèle avec les concerts de punk ? Si la réponse à cette question reste ouverte, on observe que les salles de concert sont aussi des lieux de discipline et de contrôle des publics. Néanmoins, depuis les attentats dans des lieux musicaux, l’encadrement sécuritaire de la musique est monté d’un cran. Je propose d’explorer ces enjeux à partir de mes recherches sur les salles de musique et leurs professionnel-les, et plus récemment, sur les politiques de sécurité. Qui est sécurisé et contre quoi ? Quels sont les effets de ces politiques de sécurité sur les scènes musicales ?


Après les attentats de 2015 au Bataclan, lorsque les contrôles de sécurité ont fleuri à l’entrée des salles, il semblait évident que c’était pour protéger les publics des salles contre des agressions extérieures, notamment terroristes. Derrière cela, se jouait également une rhétorique politique guerrière qui prônait un modèle culturel et idéologique, dans lequel fréquenter les terrasses et les salles de spectacle a été présenté comme un « acte de résistance ». Ces discours ont pu alimenter des formes de discrimination et de racisme à l’entrée de certains lieux de sortie. Outre cela, la mise en œuvre des politiques de sécurité pour la musique a vite montré qu’il n’était pas si évident de dire qui l’on sécurisait, et contre quoi. En effet, en 2018, plusieurs festivals de musique, ainsi que différents syndicats, se mobilisent pour dénoncer la hausse des coûts de la sécurité, qui sont facturés aux organisateurs et organisatrices d’événements par les forces de l’ordre. Ils pointent notamment l’inégalité des facturations selon les événements et les risques que cela fait peser sur la diversité culturelle. 

Dans l’enquête que j’ai menée à ce sujet, on voit que le montant des facturations varie notamment selon l’image que se font les représentant-es de l’État sur les publics potentiels de ces événements.

Ces représentations sont globalement adossées aux genres musicaux des festivals – si les publics des musiques classiques ne semblent pas poser de problème (et ces festivals ne sont parfois même pas facturés), ce n’est pas le cas de ceux des musiques électroniques ou du reggae par exemple. Il n’est alors plus clair si la sécurité intervient ici pour protéger les festivalier-es d’agressions extérieures, ou alors pour protéger les autres des troubles que causeraient certains publics vus comme dangereux (notamment car consommant des substances psychoactives). Ce type de conception fait écho à la répression historique des rave parties, aux exigences en matière de sécurité plus élevées concernant les concerts de rap ou encore à la gestion violente et dramatique d’événements comme la Fête de la musique 2019 à Nantes, où Steve Maia Caniço est mort suite à l’intervention des forces de l’ordre.

Ce glissement, de publics à protéger au ciblage de publics dangereux, s’accompagne de la hausse des dispositifs de sécurité lors d’événements musicaux et dans les salles, à la charge des organisateurs et organisatrices. Des subventions publiques ont été fléchées pour soutenir ces efforts, néanmoins elles demeurent insuffisantes, mettant en danger les événements indépendants et non commerciaux, qui contribuent à la vivacité des scènes musicales. Par ailleurs, le renforcement des dispositifs sécuritaires peut également nourrir les discriminations (notamment raciales et sociales) à l’entrée des lieux musicaux, renforçant les barrières existantes pour l’accès à la culture. Inversement, ces politiques ne protègent pas les publics d’autres risques, plus fréquents dans les lieux de sortie nocturne, tels que les agressions sexuelles, sexistes, racistes, LGBT-phobes, etc., ou liés à la consommation de substances psychotropes ou d’alcool.

La montée en puissance du cadrage sécuritaire des événements musicaux place en première ligne les professionnel-les des salles de musique et de festivals, créant de nouvelles contraintes organisationnelles, matérielles et économiques.

Celles-ci se traduisent souvent pour les personnel-les de sécurité par des conditions dégradées d’emploi et de travail. On l’a vu, la sécurité n’est pas un enjeu nouveau pour les lieux musicaux. Peut-être est-il temps aujourd’hui de réfléchir collectivement et explicitement aux formes que cette sécurité des publics peut, ou doit, prendre. Les lieux musicaux ne sont pas obligés d’être des espaces d’expérimentation des nouvelles formes de contrôle numérique, poussées par un marché de la sécurité en expansion. Ils peuvent accueillir l’élaboration de contre-discours et de contre-modèles, pour remettre au centre d’autres enjeux politiques et sociaux dont l’avènement relèguerait aux marges ces enjeux sécuritaires.


library_books

Cet article est paru dans le deuxième numéro papier de Périscope Magazine Creative Spaces for Innovative Music, produit dans le cadre du projet Européen Offbeat.
Retrouvez l’intégralité des articles du magazine en ligne sur notre page Europe
Version complète et numérique du magazine à consulter en ligne
Contactez-nous pour recevoir le numéro papier à periscope.communication@gmail.com