Disques durs et mémoires plus ou moins vives : où se cache désormais notre patrimoine musical ?

Perspectives

En commençant à évoluer dans le milieu de la musique indépendante et dans les scènes underground, j'ai vite été effaré de constater l’important quota de gens qui vivaient, se logeaient et soutenaient leur train de vie d’artistes bohèmes grâce aux héritages familiaux. Si j’ai appris à ne plus me fier à l’état du jogging et du sac banane d’un musicien pour en déduire son appartenance sociale, je me suis souvent demandé ce que moi, en bon gamin de la classe moyenne basse précaire, assez opposé aux notions matérialistes et carriéristes, j’allais pouvoir laisser en héritage à mes enfants.

En regardant autour de moi, assis dans mon salon face à mes angoisses existentielles, cela tombait sous le sens: mes disques, mes livres et mes instruments de musique, accumulés bon an mal an mais qui avaient au moins une valeur à mes yeux : celle de constituer la mémoire de mon parcours esthétique émotionnel. Mais le temps est passé, j’ai dû laisser une première collection de disques sur un trottoir, revendre certains instruments, arrêter d’acheter des vinyles quand ils ont passé la barre des 30 euros. Qu’allais-je donc bien pouvoir transmettre à mes ayants droits ?

Je vois d’ici venir le contre-argument idéal : la dématérialisation est une garantie de ne plus rien perdre, de tout conserver, d’avoir sous la main en permanence la totalité (ou presque) de la production musicale mondiale (et donc de ses souvenirs). Si le néo-capitalisme numérique a réussi à nous faire avaler une couleuvre, c’est bien celle-ci : il n’y a de satisfaction que dans l’accumulation. Seulement voilà, une mémoire humaine n’est pas une mémoire vive, un cerveau n’est pas un cloud et une bibliothèque Spotify a difficilement à voir avec une collection de disques (incluant vos cd-r gravés au lycée, mixtapes diverses et variées, K7 de harsh noise sans mastering et démos de votre groupe de post hardcore approximatif). Et le fait que Spotify (et Adele) se mettent à vendre des vinyles (tout comme Amazon a ouvert des librairies aux Etats-Unis) prouve que les GAFA ne sont pas dupes de cet état de fait. Drôle de paradoxe de voir les ténors de la dématérialisation s’accrocher à des artefacts. 

A cet endroit, plutôt que de tomber dans un passéisme amer un peu abscons, je préfère considérer avec intérêt cette lutte inédite entre la culture matérielle et la culture digitale pour une forme de Graal : notre affectivité. Un monde où les algorithmes de recommandations ont peu à peu grignoté la prescription des vendeurs de disques et des critiques musicaux est-il foncièrement mauvais ? Si cette question mériterait probablement un article à elle toute seule, voire un livre, il n’en reste pas moins que cet afflux permanent de contenus culturels taillés pour nous plaire crée une forme d’aplanissement généralisé de l’esprit critique un peu effarant. Dans un espace-temps où toutes les notions de hasard, d’appréciation négative et de rupture ont été effacées en faveur d’une illusion de contentement permanent (qui a dit clientélisme?) et de satiété, quelle place reste-t-il pour nos déambulations, nos égarements esthétiques, les collisions entre mouvements musicaux et moments futiles de l’Histoire ? Pas grand chose, vous me l’accorderez. C’est probablement pour cela que les plateformes de streaming poussent chaque année l’humanisation et la socialisation de leurs outils un peu plus loin, de “récap de votre année” en “titre le plus écouté en 2021”, tentant tant bien que mal de nous faire croire que notre mémoire humaine analogique (si je puis dire) est contenue dans un serveur qui refroidit quelque part dans un paradis fiscal froid. Pour parler plus clairement, les plateformes digitales tentent de rendre tangibles et concrets des événements abstraits de notre vie en ligne. De créer l’illusion qu’on a besoin d’elle pour enregistrer les moments importants de notre existence (comme des morceaux de musique par exemple). 

Une conséquence plutôt inattendue de cette globalisation des contenus est un certain effacement des particularités locales.


J’en parlais lors d’une interview il y a quelques années avec Ron Morelli, fondateur du label techno (au sens très large) LIES, qui se plaignait d’une certaine perte de sens. Selon lui, les labels récents ne faisaient que piocher un peu partout de la musique sur la toile, sans même rencontrer les artistes ou essayer de défendre un contexte et une communauté d’esprit communs, à la différence d’un ancrage local défendu par des modèles du type Dischord à Washington DC ou Downwards à Birmingham. On en revient à cette impression d’océan de flux souvent perturbant quand on a connu le monde du XXème siècle et les modems qui klaxonnaient en s’allumant. Comment alors se construire une mémoire musicale durable et un patrimoine tangible dans cet open bar sans fin? Et bien, probablement par l’expérience musicale la plus réelle qu’il nous reste: le concert.

Même si les téléphones portables sont souvent de sorties et que les réseaux sociaux jouent leurs rôles de perturbateurs, il faut bien admettre, qu’à l’instar d’une séance de cinéma, l’expérience live reste l’un des derniers bastions où notre attention est sollicitée sur une durée excédant 2 minutes 30.

C’est justement à cet endroit que s’aligne de manière intouchée un schéma tripartite propice à marquer nos esprits : un espace géographique, un musicien et quelqu’un qui assiste à sa performance. La salle de concert reste à cet égard un bastion d’une expérience musicale qui a réellement du sens dans sa manière de médiatiser un flux tangible, certes fugace mais qui imprime un souvenir durable dans notre mémoire (en fonction de votre rapport à certaines substances relaxantes, on est bien d’accord). Au moment où le simple achat d’un disque est devenu un luxe réel et où chaque vendredi nous sont déversés des kilomètres de nouvelle musique sans que l’on puisse réellement juger si on ne passe pas totalement à côté de nos envies, le fait de continuer d’aller au concert et en festival renoue avec le sel de nos émotions esthétiques. Que laisserez-vous à vos enfants alors ? Une mémoire orale de vos expériences de musique live. Et l’envie, espérons-le, de suivre vos pas pour fixer des jours fugaces dans la chambre noire qui vous sert de mémoire.


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Cet article est paru dans le deuxième numéro papier de Périscope Magazine Creative Spaces for Innovative Music, produit dans le cadre du projet Européen Offbeat.
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